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On peut employer l’hémalurgie pour voler des pouvoirs allomantiques ou ferrochimiques et les accorder à quelqu’un d’autre. Cependant, on peut également créer une tige hémalurgique en tuant une personne ordinaire qui ne soit ni allomancienne ni ferrochimiste. Dans ce cas, la tige vole plutôt le pouvoir même de Sauvegarde qui existe dans l’âme des gens. (Le pouvoir, en réalité, qui accorde à tous la raison.)
Une tige hémalurgique peut extraire ce pouvoir puis le transférer à quelqu’un d’autre afin de lui accorder des pouvoirs résiduels semblables à ceux de l’allomancie. Après tout, le corps de Sauvegarde – dont chaque humain porte une trace minuscule – est de l’essence même qui nourrit l’allomancie.
Ainsi donc, un kandra qui reçoit la Bénédiction de Puissance est en réalité en train d’acquérir un peu d’une force innée semblable à celle que l’on obtient en brûlant du potin. La Bénédiction de Présence accorde des capacités mentales d’une façon similaire, tandis que la Bénédiction de Conscience donne la capacité à ressentir les choses avec une plus grande acuité et la Bénédiction de Stabilité, rarement utilisée, accorde la résistance émotionnelle.
Parfois, Spectre oubliait même la présence de la brume. Elle était devenue si pâle et translucide à ses yeux. Quasiment invisible. Dans le ciel, les étoiles brûlaient comme un million de lampes à chaux braquées sur lui. Une beauté que lui seul pouvait discerner.
Il se retourna pour inspecter les vestiges calcinés du bâtiment. Les ouvriers skaa passaient méticuleusement les décombres au crible. Spectre avait du mal à se rappeler qu’ils y voyaient mal dans l’obscurité de la nuit. Il devait les faire travailler en un groupe serré qui se fiait au toucher autant qu’à la vue.
L’odeur, bien sûr, était atroce. Mais brûler du potin semblait l’atténuer. Peut-être la force qu’il lui prêtait l’aidait-elle à éviter les réactions involontaires, comme la toux ou les haut-le-cœur. Dans sa jeunesse, il s’était interrogé sur l’association de l’étain et du potin. D’autres paires allomantiques étaient contraires – l’acier exerçait une Poussée sur les métaux, le fer une Traction. Le cuivre masquait les allomanciens, le bronze les révélait. Le zinc exaltait les émotions, le laiton les étouffait. Pourtant, étain et potin ne paraissaient pas contraires : l’un renforçait le corps, l’autre les sens.
Et pourtant, ils étaient bel et bien opposés. L’étain affinait à tel point son sens du toucher que chaque pas lui occasionnait autrefois une gêne. Le potin renforçait son corps, le rendait plus résistant à la douleur – si bien que ses pieds ne lui faisaient plus si mal tandis qu’il se frayait un chemin à travers les ruines noircies. De la même manière, alors que la lumière l’aveuglait précédemment, le potin lui permettait de la supporter bien davantage avant de devoir porter son bandeau.
Les deux étaient contraires, et cependant complémentaires – tout comme les autres paires de métaux allomantiques. Il lui semblait voir une sorte de logique à posséder les deux. Comment avait-il survécu sans potin ? Il avait été un homme ne possédant qu’un demi-pouvoir. Désormais, il était complet.
Et pourtant, il se demandait ce qu’il éprouverait s’il disposait également des autres pouvoirs. Kelsier lui avait donné le potin. Était-il également en mesure de lui accorder le fer et l’acier ?
Un homme commandait à la file de silhouettes en train de s’activer. Il s’appelait Franson ; c’était lui qui avait demandé à Spectre de secourir sa sœur. Il ne restait plus qu’un jour avant l’exécution. Bientôt, on jetterait l’enfant dans un bâtiment en flammes à l’écart, mais Spectre travaillait à des moyens de l’empêcher. Pour l’heure, il ne pouvait pas faire grand-chose. Franson et ses hommes creusaient donc en attendant.
Il s’était écoulé un moment depuis que Spectre était allé espionner le Citoyen et ses conseillers. Il avait partagé les informations glanées avec Sazed et Brise, qui avaient semblé les apprécier à leur juste valeur. Cependant, avec la sécurité renforcée autour de la demeure du Citoyen, ils avaient estimé trop risqué qu’il continue à l’espionner jusqu’à ce qu’ils décident de ce qu’ils comptaient faire pour la ville. Spectre accepta leurs conseils malgré son anxiété croissante. Il regrettait de ne plus pouvoir aller voir Beldre, la jeune fille silencieuse aux yeux mélancoliques.
Il ne la connaissait pas. Il ne pouvait pas se faire d’illusions à ce sujet. Pourtant, cette fois où ils s’étaient rencontrés et avaient parlé, elle n’avait pas hurlé, ne l’avait pas trahi. Elle paraissait intriguée par lui. C’était bon signe, non ?
Crétin, se dit-il. C’est la sœur du Citoyen ! Tu as failli te faire tuer rien que pour lui avoir parlé. Concentre-toi sur la tâche actuelle.
Spectre observa encore un peu les travaux. Enfin, Franson s’approcha de lui, sale et épuisé à la lumière des étoiles.
— Milord, lui dit Franson, nous avons passé quatre fois ce secteur en revue. Les hommes ont déplacé tous les décombres et la cendre sur le côté, et les ont passés au crible deux fois. Tout ce que nous pouvions trouver, nous l’avons déjà.
Spectre hocha la tête. Franson avait sans doute raison. Spectre tira de sa poche une petite bourse qu’il lui tendit. Elle émit un cliquetis, et le skaa robuste haussa un sourcil.
— Le paiement, déclara Spectre, pour les autres. Voilà trois nuits qu’ils travaillent ici.
— Ce sont des amis, milord, répondit-il. Ils veulent simplement que ma sœur soit secourue.
— Payez-les quand même, insista Spectre. Et dites-leur de dépenser ces pièces pour acheter de la nourriture et des fournitures dès que possible – avant que Quellion abolisse le système monétaire dans la ville.
— Oui, milord, répondit Franson.
Puis il jeta un coup d’œil sur le côté, où une rampe en grande partie brûlée tenait toujours droit. C’était là que les travailleurs avaient placé les objets trouvés dans les décombres : neuf crânes humains. Ils projetaient des ombres sinistres à la lumière des étoiles. Brûlés, noircis, figés sur un rictus mauvais.
— Milord, reprit Franson, puis-je vous demander la finalité de tout ceci ?
— J’ai regardé brûler ce bâtiment, répondit Spectre. J’étais là quand ces pauvres gens ont été conduits dans le manoir, puis enfermés à l’intérieur. Je n’ai rien pu faire.
— Je suis… désolé, milord, répondit Franson.
Spectre secoua la tête.
— C’est du passé maintenant. Cependant, leur mort peut nous apprendre quelque chose.
— Milord ?
Spectre étudia les crânes. Le jour où il les avait regardés brûler – la première fois qu’il avait assisté à l’une des exécutions du Citoyen –, Durn lui avait dit quelque chose. Spectre voulait des informations concernant les faiblesses du Citoyen, quelque chose qui pourrait l’aider à le combattre. Durn ne lui avait répondu qu’une seule chose :
Compte les crânes.
Spectre n’avait jamais eu l’occasion d’enquêter sur le sujet. Il savait que Durn s’expliquerait s’il insistait, mais Spectre comprenait qu’il devait le voir par lui-même. Il devait découvrir ce que faisait le Citoyen.
Il savait à présent.
— Dix personnes ont été envoyées dans ce bâtiment pour y trouver la mort, Franson, lui dit Spectre. Dix personnes. Neuf crânes.
L’autre fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que ça nous apprend ?
— Comment aider votre sœur.
— Je ne sais pas trop qu’en déduire, lord Brise, déclara Sazed.
Ils étaient assis à une table de l’un des bars d’Urteau. L’alcool coulait à flots, et l’endroit était bondé d’ouvriers skaa malgré les brumes et l’obscurité.
— Que voulez-vous dire ? demanda Brise.
Ils étaient assis seuls, bien que Goradel et trois de ses hommes occupent la table voisine, vêtus d’habits civils.
— Tout ceci est très étrange pour moi, expliqua Sazed. Le fait que les skaa aient leurs propres bars est déjà bien assez curieux. Mais des skaa qui sortent la nuit ?
Brise haussa les épaules.
— Peut-être que leur crainte de la nuit était davantage le produit de l’influence du Seigneur Maître que des brumes. Quand ses troupes guettaient les voleurs dans les rues, il y avait d’autres raisons que la brume de rester à l’intérieur la nuit.
Sazed secoua la tête.
— J’ai étudié ces choses-là, lord Brise. La peur des brumes chez les skaa relevait d’une mentalité superstitieuse solidement enracinée – elle faisait partie de leur vie. Et Quellion en est venu à bout en à peine plus d’un an.
— Oh, je crois que ce sont surtout la bière et le vin qui y sont parvenus, commenta Brise. Vous seriez étonné de voir ce que les hommes acceptent de subir pour s’enivrer correctement.
Sazed étudia la coupe de Brise – lequel avait pris goût aux bars des skaa, bien qu’il soit contraint d’y porter des vêtements ordinaires. Bien sûr, ces habits n’étaient sans doute plus nécessaires. Si la ville possédait une rumeur publique digne de ce nom, les gens devaient déjà avoir établi un lien entre Brise et les visiteurs qui avaient rencontré Quellion quelques jours plus tôt. Et à présent, la venue de Sazed dans ce bar confirmerait les soupçons. Il était impossible de cacher son identité. Sa nationalité était évidente. Il était trop grand, trop chauve, et possédait le visage allongé typique des Terrisiens, avec les traits tombants et le lobe des oreilles étiré par le port de boucles nombreuses.
Le temps de l’anonymat était révolu, bien que Brise en ait largement profité. Lors des quelques jours où les gens ignoraient qui il était, il avait réussi à nouer des contacts dans le monde clandestin local. Désormais, Sazed et lui pouvaient s’asseoir et boire tranquillement sans attirer beaucoup d’attention ; Brise, bien entendu, devait apaiser les gens pour s’en assurer – mais, malgré tout, Sazed était impressionné. Pour quelqu’un qui appréciait autant la haute société, Brise était extrêmement doué pour établir des rapports avec les ouvriers skaa ordinaires.
Un groupe d’hommes éclata de rire à la table voisine et Brise sourit, puis se leva pour aller les rejoindre. Sazed demeura sur place, avec une coupe de vin intacte devant lui sur la table. Selon lui, il y avait une raison évidente si les skaa ne craignaient plus de sortir dans les brumes. Leurs superstitions avaient été vaincues par quelque chose de plus fort : Kelsier. Celui qu’ils appelaient désormais le Seigneur des Brumes.
L’Église du Survivant s’était répandue bien plus loin que Sazed ne s’y était attendu. Elle n’était pas organisée de la même manière à Urteau qu’à Luthadel, et ses motivations paraissaient différentes, mais il restait que les hommes vénéraient Kelsier. En réalité, les différences faisaient partie de ce qui rendait tout ce phénomène fascinant.
Qu’est-ce qui m’échappe ? se demanda Sazed. Quel est le lien ici ?
Les brumes tuaient. Pourtant, ces gens sortaient parmi elles. Pourquoi ne les terrifiaient-elles pas ?
Ce n’est pas mon problème, se dit Sazed. Je dois rester concentré. J’ai laissé de côté l’étude des religions de mon dossier. Il arrivait à la fin, ce qui l’inquiétait. Jusque-là, chaque religion sans exception s’était révélée pleine d’incohérences, de contradictions et d’erreurs de logique. Il redoutait de plus en plus de ne jamais découvrir la vérité, même parmi les centaines de religions de ses cerveaux métalliques.
Un signe de Brise attira son attention. Il se leva donc – s’obligeant à ne rien montrer du désespoir qu’il éprouvait – et s’approcha de la table. Ses occupants lui firent de la place.
— Merci, leur dit Sazed tout en s’asseyant.
— Vous avez oublié votre coupe, mon ami terrisien, lui signala l’un des hommes.
— Veuillez me pardonner, répondit Sazed. Je n’ai jamais beaucoup aimé les boissons alcoolisées. Ne le prenez pas mal, je vous en prie. J’ai néanmoins apprécié la gentillesse de votre geste.
— Il parle toujours comme ça ? demanda l’un des hommes en se tournant vers Brise.
— Vous n’avez jamais rencontré de Terrisien, dites-moi ? répliqua un autre.
Sazed rougit, ce qui fit glousser Brise, qui lui posa une main sur l’épaule.
— Très bien, messieurs. Je vous ai amené le Terrisien comme vous me l’avez demandé. Allez-y, questionnez-le.
Il y avait là six hommes de la ville – tous mineurs, pour autant que Sazed puisse en juger. L’un des hommes se pencha en avant, mains serrées devant lui, les jointures couvertes de cicatrices laissées par la pierre.
— Brise nous a dit pas mal de choses, déclara-t-il tout bas. Mais les gens comme lui font toujours des promesses. Quellion nous a dit en grande partie les mêmes choses l’an dernier, quand il a pris le pouvoir après le départ de Straff Venture.
— Oui, répondit Sazed, je comprends votre scepticisme.
— Cela dit, poursuivit l’homme en levant la main, les Terrisiens ne mentent pas. Ce sont de braves gens. Tout le monde le sait – les lords, les skaa, les voleurs et les obligateurs.
— Alors on voulait vous parler, intervint un autre. Peut-être que vous êtes différent ; peut-être que vous allez nous mentir. Mais il vaut mieux entendre tout ça de la bouche d’un Terrisien que de celle d’un Apaiseur.
Brise cligna des yeux, ne trahissant qu’une légère surprise. Il ne s’était apparemment pas aperçu qu’ils étaient conscients de ses capacités.
— Posez-moi vos questions, leur dit Sazed.
— Pourquoi êtes-vous venus dans cette ville ? demanda l’un des hommes.
— Pour en prendre le contrôle, répondit Sazed.
— Pourquoi ça vous intéresse ? demanda un autre. Pourquoi est-ce que le fils de Venture s’intéresse même à Urteau ?
— Il y a deux raisons, expliqua Sazed. Premièrement, pour les ressources qu’elle offre. Je ne peux rentrer dans les détails, mais sachez simplement que votre ville est extrêmement désirable pour des raisons économiques. La deuxième est toutefois tout aussi importante. Lord Elend Venture est l’un des meilleurs hommes que j’aie jamais connus. Il pense être en mesure de faire mieux pour ce peuple que le gouvernement actuel.
— Ce ne serait pas très dur, grommela l’un des hommes.
Un autre secoua la tête.
— Quoi ? Vous voulez rendre la ville aux Venture ? À peine un an, et vous avez oublié ce que Straff faisait à cette ville ?
— Elend Venture n’est pas son père, répliqua Sazed. C’est un homme qui mérite qu’on le suive.
— Et le peuple terrisien ? demanda l’un des skaa. Est-ce qu’il le suit ?
— D’une certaine manière, répondit Sazed. Autrefois, mon peuple a cherché à se diriger lui-même, tout comme votre peuple le fait à présent. Cependant, il a compris les avantages qu’offrait une alliance. Mon peuple s’est établi dans le Dominat Central, et il a accepté la protection d’Elend Venture.
Bien sûr, songea-t-il, il aurait préféré me suivre. Si j’avais accepté d’être son roi.
Le silence se fit autour de la table.
— Je ne sais pas, reprit l’un des hommes. Pourquoi est-ce que nous discutons même de tout ça ? Enfin, c’est Quellion qui nous dirige, et ces étrangers n’ont pas d’armée pour lui prendre son trône. À quoi bon ?
— Nous avons vaincu le Seigneur Maître alors que nous n’avions pas d’armée, signala Brise, et Quellion lui-même a pris le gouvernement à l’aristocratie. Des changements peuvent se produire.
— Nous ne cherchons pas à former une armée ou une rébellion, s’empressa d’ajouter Sazed. Nous voulons simplement que vous commenciez à… réfléchir. À parler avec vos amis. Vous êtes manifestement des hommes d’influence. Si Quellion entend parler de mécontentement parmi son peuple, peut-être commencera-t-il à changer sa manière de faire.
— Peut-être, dit l’un des hommes.
— Nous n’avons pas besoin de ces étrangers, répéta l’autre. Le Survivant des Flammes est venu traiter avec Quellion.
Sazed cligna des yeux. Survivant des Flammes ? Il surprit un sourire narquois sur les lèvres de Brise – l’Apaiseur connaissait visiblement déjà l’expression et semblait guetter la réaction de Sazed.
— Le Survivant n’a rien à voir là-dedans, dit l’un des hommes. Je n’arrive pas à croire que vous envisagiez seulement une rébellion. La majeure partie du monde est en proie au chaos, d’après les rapports ! Est-ce que nous ne devrions pas nous contenter de ce que nous avons ?
Le Survivant ? songea Sazed. Kelsier ? Mais ils semblent lui avoir donné un nouveau titre. Le Survivant des Flammes ?
— Vous commencez à remuer un sourcil, Sazed, murmura Brise. Autant que vous posiez la question. Ça ne coûte rien de demander, hein ?
Non, ça ne coûtait rien.
— Le… Survivant des Flammes ? interrogea Sazed. Pourquoi donnez-vous ce nom à Kelsier ?
— Pas à Kelsier, répondit l’un des hommes. À l’autre Survivant. Le nouveau.
— Le Survivant de Hathsin était venu renverser le Seigneur Maître, dit l’un des hommes. Alors nous pouvons supposer que le Survivant des Flammes est venu renverser Quellion. Peut-être que nous devrions effectivement écouter ces hommes.
— Si le Survivant est ici pour renverser Quellion, dit un autre, il n’aura pas besoin de l’aide de ces gens-là. Ils veulent simplement la ville pour eux-mêmes.
— Pardonnez-moi, demanda Sazed. Mais… pourrions-nous rencontrer ce nouveau Survivant ?
Les hommes du groupe échangèrent des coups d’œil.
— Je vous en prie, insista Sazed. J’étais l’ami du Survivant de Hathsin. J’aimerais beaucoup rencontrer un homme dont vous estimez qu’il mérite le statut de Kelsier.
— Demain, répondit l’un d’entre eux. Quellion essaie de garder le secret sur les dates, mais elles circulent. Il y aura des exécutions près du Marché-bas. Soyez-y.